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Le préjudice d’anxiété : de l’amiante aux mines ?


31 mars 2015



Le préjudice d’anxiété, défendu par les avocats spécialistes de droit du travail, a été admis sans trop de difficultés par la jurisprudence au profit des salariés victimes de l’amiante. Mais son extension à d’autres catégories de salariés, en l’occurrence aux mineurs, n’est pas sans soulever le risque d’une extension non maîtrisée de ce préjudice.

 

  1. Le préjudice d’anxiété subi par les victimes de l’amiante ayant travaillé dans un site classé

    Même si l’on peut relever une décision reconnaissant un préjudice d’anxiété lié à la contraction du virus de l’hépatite C, c’est essentiellement au profit des salariés exposés à l’amiante que ce type de préjudice a été reconnu (M. Mouhou, Le préjudice spécifique d’anxiété, 31 janvier 2014).

    Dans un arrêt du 11 mai 2010, la Cour de cassation a reconnu le bénéfice de ce préjudice d’anxiété, indépendamment de la contraction d’une maladie professionnelle, « à tous les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante ». Elle a en effet estimé qu’ils « se trouvaient par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse », ce qui caractérisait un préjudice spécifique d’anxiété.

    Par la suite, la Cour de cassation a considéré que la caractérisation du préjudice d’anxiété ne nécessitait pas que le salarié fasse l’objet d’une surveillance médicale régulière (Cass.Soc., 4 décembre 2012). Il suffit que cette situation professionnelle l’expose à des troubles psychologiques dus au risque de déclaration à tout moment d’une maladie.

    Enfin, l’indemnisation vise à compenser l’ensemble des troubles psychologiques que le salarié subit, y compris ceux liés au bouleversement dans ses conditions d’existence, lesquels sont inclus dans la réparation allouée au titre du préjudice d’anxiété et ne peuvent pas être indemnisés au titre d’un préjudice distinct (Cass. Soc., 25 septembre 2013).

    La reconnaissance de ce préjudice est juridiquement fondée sur l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise. Mais elle vise aussi, dans sa dimension politique, à compenser les faiblesses du dispositif légal de la préretraite amiante (F.Champeaux, Le préjudice d’anxiété des mineurs de charbon de Lorraine). Cela explique la toute récente décision de la chambre sociale de la Cour de cassation, rendue le 3 mars 2015, de limiter le préjudice d’anxiété aux seuls salariés ayant travaillé dans un « site classé » (J.Frangié-Moukanas et C.Potier, Préjudice d’anxiété : un préjudice limité aux seuls salariés ayant travaillé dans « un site classé », Le Monde du droit, 6 mars 2015). Cela pourrait mettre un coup d’arrêt à toute tentative d’extension de cette jurisprudence à d’autres situations que celles des victimes de l’amiante, et en particulier aux mineurs.

  2. Une extension douteuse du préjudice d’anxiété au profit des salariés ayant travaillé dans des mines

    Tout d’abord, il convient de faire une remarque en ce qui concerne la compétence juridictionnelle. En effet, les salariés qui subissent une maladie professionnelle doivent normalement se pourvoir devant le TASS (tribunal des affaires de la sécurité sociale). Toutefois, la Cour de cassation a décidé que « la déclaration de la maladie et le contentieux auquel elle a donné lieu ne privent pas le salarié du droit de demander la réparation du trouble psychologique, compris dans le préjudice d’anxiété, subi avant la déclaration de la maladie » (Cass. Soc., 25 septembre 2013). Le Conseil de prud’hommes aura donc à traiter de situations de salariés non malades mais qui ont peur de l’être, ou de salariés malades après avoir eu peur de l’être.

    Ceci étant précisé, l’application du préjudice d’anxiété pose la question de son opportunité. Certes, les mineurs ont été exposés à « un cocktail de produits cancérogènes. » (P. Le Hir, La peur blanche des gueules noires de Lorraine). Cependant, on sait aussi que d’autres professions ont aussi subi les affres de la course au productivisme et à l’utilisation de produits chimiques très nocifs. La question est donc de savoir dans quelle mesure cette extension est maîtrisable et supportable pour les entreprises concernées ou l’Etat lorsqu’il succède à ces dernières comme débiteur. C’est de ces questions qu’ont été récemment saisis les Conseils de Prud’hommes de Longwy et de Forbach.

    Le 6 février 2015, le Conseil de Prud’hommes de Longwy (Le préjudice d’anxiété d’anciens mineurs reconnu aux prud’hommes) a décidé que les mineurs de fer avaient subi un préjudice d’anxiété face aux risques de déclaration d’une maladie liée à l’inhalation de produits cancérigènes. Il a accordé 4 500 euros de dommages-intérêts à chacun des 10 demandeurs, tout en leur reprochant de ne pas avoir individualisé leurs demandes.

    Trois jours avant, le 3 février, se tenait une audience au Conseil des Prud’hommes de Forbach pour apprécier 55 des 770 dossiers déposés par les mineurs de charbon contre les Charbonnages de France, représentés par leur liquidateur. Pour Me Teissonnière, avocat des salariés, « les mineurs de charbon de Lorraine ont été exposés à davantage de produits cancérogènes que les travailleurs de l’amiante. Charbonnages de France a manqué à son obligation de sécurité de résultat en les exposant de manière fautive à des cancérogènes, y compris l’amiante mais aussi la silice, le benzène, le trichloréthylène, les échappements diesel, les formaldéhydes : mariflex, Isomouss, les huiles Compound (K0) etc. Si des efforts ont été faits pour faire cesser le risque accident du travail dans les mines, concède-t-il, Charbonnages est dans le déni s’agissant des maladies professionnelles » (F.Champeaux, Le préjudice d’anxiété des mineurs de charbon de Lorraine). Toutefois, Me Mertz, qui représente les Charbonnages de France, estime qu’au contraire Charbonnages de France a rempli son obligation de sécurité de résultat au regard des connaissances scientifiques mobilisables à l’époque. Le délibéré a été fixé au 13 mai 2015. Mais la question principale qui se pose est de savoir si un préjudice d’anxiété peut être reconnu aux mineurs, alors que la Cour de cassation vient de le restreindre aux seuls salariés victimes de l’amiante ayant travaillé dans un « site classé ».

 

 Annabel QUIN
Maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud
Ancienne avocate au Barreau de Paris

Mise en ligne : 31/03/2015

 





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