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L’interdiction des coupures d’eau est-elle constitutionnelle ?


20 avril 2015



Telle est la question que la Cour de cassation vient, dans un arrêt du 25 mars 2015, de déférer au Conseil constitutionnel…

(D.Fenasse, Interdiction des coupures d’eau : transmission de QPC, Le Monde du droit, 1er avril 2015; E.Poilane, Coupures d’eau illégales : la Cour de cassation oublie le service public, Huffington Post, 27 mars 2015).

En l’espèce (Blog Le Monde SOS Conso, Coupures d’eau : la Cour de cassation devra trancher, 5 janvier 2015), après un impayé de 100 euros à l’issue d’un rééchelonnement de la dette d’un habitant de la Somme, admis en état de surendettement, la Saur lui a délivré une nouvelle facture de 278 euros et a refusé de lui accorder un nouvel échéancier avant de lui couper la distribution d’eau.

Le juge des référés du tribunal de grande instance d’Amiens a été saisi par l’avocat du surendetté afin qu’il condamne la Saur à rouvrir le branchement d’eau potable et à lui  verser des dommages et intérêts. A l’appui de sa demande, il a invoqué le bénéfice des dispositions de l’article L.115-3, alinéa 3 du Code de l’action sociale et des familles, qui prévoient l’interdiction, pour les distributeurs d’eau, d’interrompre cette distribution tout au long de l’année. Autrement dit, ce texte prévoit un régime plus strict pour la distribution d’eau que pour la distribution d’électricité, qui peut être interrompue en dehors de la période hivernale pour non-paiement des factures. Il s’inscrit dans la reconnaissance d’un droit au logement et d’un devoir de la collectivité à l’égard de ses membres les plus démunis, sur le fondement de la solidarité sociale.

Or, l’avocat de la Saur a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité. Il estime que l’article L 115-3 est notamment contraire :

-aux principes constitutionnels de la liberté contractuelle et de la liberté d’entreprendre, dans la mesure où il a étendu l’interdiction de couper l’eau toute l’année à tout usager, quelle que soit sa situation financière.

– aux principes de l’égalité des citoyens devant la loi et les charges publiques, en raison de la différence de traitement infligée aux fournisseurs d’énergie (qui ne doivent respecter qu’une trêve hivernale) et aux distributeurs d’eau

– à l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon lequel « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ». L’article L 115-3, en effet,  « non seulement interdit à un fournisseur d’eau potable de cesser la fourniture d’eau à un usager qui n’a pas payé, mais de plus lui impose de continuer à fournir l’eau potable à un usager dont on sait qu’il ne paiera pas ».

La Cour de cassation a formulé la question prioritaire de constitutionnalité de la façon suivante : « la disposition contestée, qui interdit, dans une résidence principale, l’interruption, y compris par résiliation du contrat, pour non-paiement des factures, de la distribution d’eau tout au long de l’année, est susceptible de porter une atteinte excessive à la liberté contractuelle, à la liberté d’entreprendre et à l’égalité des citoyens devant les charges publiques, en ce qu’elle interdit aux seuls distributeurs d’eau, à la différence des fournisseurs d’électricité, de chaleur ou de gaz, de résilier le contrat pour défaut de paiement, même en dehors de la période hivernale, sans prévoir aucune contrepartie et sans que cette interdiction générale et absolue soit justifiée par la situation de précarité ou de vulnérabilité des usagers bénéficiaires. »

On mesure bien toute la difficulté qu’il y a à articuler une logique entrepreneuriale, qui est celle de la Saur, avec celle d’un service public, qui est celui de la distribution de l’eau, et dont le nœud gordien se trouve dans la notion de solidarité. Mais on mesure aussi à quel point la question sociale s’est transformée et comment, d’une question d’égalité centrée sur la problématique de la lutte des classes, elle est devenue une question de « désaffiliation négative » (R.Castel, Les métamorphoses de la question sociale, éd.Folio, 2013), dont la problématique est centrée sur la préservation des droits fondamentaux de la personne, condition nécessaire afin d’assurer leur dignité et, ce faisant, leur appartenance à la communauté humaine (Comp., sur les conflits entre la protection des droits fondamentaux de la personne et le respect des droits des créanciers, A.Quin, L’aménagement conventionnel de l’inexécution des obligations contractuelles, éd. Septentrion, 2001, spéc. p.310 et s.).

 

 Annabel QUIN
Maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud
Ancienne avocate au Barreau de Paris

Mise en ligne : 20/04/2015

 





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