- Soc., 19 mars 2025, n°23-19.154
Le droit de la preuve connaît une mutation progressive vers une plus grande liberté probatoire, portée par l’impératif croissant de conciliation entre des intérêts antagonistes dans l’administration de la preuve (v. par ex., sur l’admission des preuves illicites, Soc., 8 mars 2023, n° 21-17.802). C’est dans cette dynamique que s’inscrit l’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 19 mars 2025, qui réaffirme l’admissibilité des témoignages anonymisés dans le procès civil, tout en assouplissant les exigences encadrant leur recevabilité.
Dans cette affaire, un salarié, licencié pour faute grave en raison d’un comportement jugé agressif et générateur d’un climat de peur au sein de l’entreprise, conteste la rupture de son contrat. Pour dire le licenciement non fondé, la Cour d’appel de Chambéry relève que l’employeur s’est limité à produire deux constats d’audition établis par huissier de justice, reproduisant les déclarations de cinq salariés ayant souhaité conserver l’anonymat. Elle note que ces constats d’audition ne permettent ni d’identifier les témoins ni de situer leur fonction dans l’entreprise ou la période des faits rapportés. Refusant la proposition de l’employeur de transmettre les versions non anonymisées aux seuls magistrats, la Cour en déduit, au regard des principes du contradictoire et de l’égalité des armes, que ces constats anonymisés doivent être déclarés « non probants », de sorte que l’existence d’une faute grave n’est pas démontrée.
Saisie du pourvoi, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales et des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. Elle rappelle que « si, en principe, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs, mais dont l’identité est néanmoins connue par la partie qui les produit, lorsque sont versés aux débats d’autres éléments aux fins de corroborer ces témoignages et de permettre au juge d’en analyser la crédibilité et la pertinence » (Soc. 19 avril 2023, n°21-10.308). Mais la portée de l’arrêt dépasse cette seule confirmation. La Cour introduit en effet un tempérament essentiel en précisant qu’« en l’absence de tels éléments, il appartient au juge, dans un procès civil, d’apprécier si la production d’un témoignage dont l’identité de son auteur n’est pas portée à la connaissance de celui à qui ce témoignage est opposé porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble ». Cette appréciation doit être réalisée « en mettant en balance le principe d’égalité des armes et les droits antinomiques en présence le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte au principe d’égalité des armes à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour de cassation opère elle-même le contrôle de proportionnalité attendu. Elle constate d’abord que les témoignages anonymisés ont été recueillis par un huissier de justice, dans des conditions garantissant leur authenticité et leur fiabilité formelle. Elle relève ensuite que la teneur des déclarations a été portée à la connaissance du salarié, ce qui lui a permis de répondre aux griefs articulés dans la lettre de licenciement. Elle observe enfin que les faits rapportés n’étaient pas isolés puisque le salarié avait déjà fait l’objet d’un changement d’affectation, à sa propre demande, précisément en raison de difficultés relationnelles similaires. La production des témoignages en cause devait donc être jugée comme indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur, tenu par l’obligation de sécurité et de protection de la santé des travailleurs, prévue aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. Dans ces conditions, l’atteinte au principe d’égalité des armes devait, selon la Haute juridiction, être regardée comme strictement proportionnée au but poursuivi.
Par cette décision, la Cour de cassation adopte une approche pragmatique. En admettant que des témoignages anonymisés puissent être pris en compte même en l’absence d’élément corroborant, sous réserve d’un contrôle de proportionnalité, la Cour de cassation élargit les marges de manœuvre des parties dans l’administration de la preuve, tout en confiant aux juges du fond un rôle accru de garant de l’équilibre du procès. Si cette solution renforce l’effectivité du droit à la preuve dans des contextes sensibles, elle appelle toutefois à une vigilance renouvelée quant aux garanties procédurales offertes à la partie adverse.