- Cass. com., 5 février 2025, n° 23-10.953
Depuis la loi du 30 juillet 2018, issue de la transposition de la directive (UE) 2016/943, le droit français s’est doté d’un régime autonome de protection du secret des affaires (C. com., art. L. 151-1 s.), destiné à sauvegarder la confidentialité des informations stratégiques des entreprises. Toutefois, cette protection, loin d’être absolue, se heurte à un impératif tout aussi fondamental : le droit à la preuve, composante essentielle du procès équitable garanti par l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui assure à toute partie « une possibilité raisonnable de présenter (…) ses preuves » (CEDH, 27 oct. 1993, n° 14448/88). Comment, dès lors, concilier ces deux exigences ? Le droit à la preuve peut-il constituer un intérêt légitime justifiant une dérogation au secret des affaires ? Telle est la question sur laquelle la chambre commerciale de la Cour de cassation a eu à se prononcer par un arrêt du 5 février 2025.
L’affaire opposait deux réseaux concurrents de vente de pizzas à emporter. Un franchisé de Speed Rabbit Pizza et son franchiseur accusaient un franchisé de Domino’s Pizza et son franchiseur de concurrence déloyale, en invoquant l’octroi de délais de paiement excessifs et de prêts contraires au monopole bancaire. Pour étayer leur demande, ils produisirent un guide interne d’évaluation des points de vente du réseau Domino’s, document expressément confidentiel. La cour d’appel de Paris, tout en rejetant l’action principale en concurrence déloyale, fit droit à la demande reconventionnelle de Domino’s et condamna les demandeurs à 30 000 € de dommages-intérêts pour atteinte au secret des affaires, jugeant qu’aucune des exceptions légales (C. com., art. L. 151-7 et L. 151-8) n’était applicable.
La Cour de cassation casse partiellement l’arrêt. Si elle confirme que le guide litigieux relevait bien du secret des affaires, elle reproche aux juges du fond de ne pas avoir mis en balance cette protection avec le droit à la preuve. Au visa des articles L. 151-8, 3° du code de commerce et 6, § 1, CEDH, elle rappelle « selon le premier de ces textes, à l’occasion d’une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n’est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue pour la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national » et qu’« il résulte du second que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ». La chambre commerciale en conclut que la cour d’appel aurait dû rechercher « si la pièce produite n’était pas indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l’atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires (…) n’était pas strictement proportionnée à l’objectif poursuivi ».
La décision s’inscrit dans le droit fil de l’arrêt du 5 juin 2024, qui avait déjà jugé que « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » (Cass. com., 5 juin 2024, n° 23-10.954). Elle participe plus largement d’une tendance jurisprudentielle qui consacre la primauté du droit à la preuve (voir par ex. Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 sur la recevabilité des preuves déloyales ou encore Cass. 2e civ., 30 janv. 2025, n° 22-15.702 sur la confrontation avec le secret médical) et confirme, ce faisant, l’importance prise par le droit à la preuve depuis sa consécration par la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 5 avr. 2012, n° 11-14.177).