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Datajust, point de départ d’une nouvelle conception du travail des juristes ? La question de l’utilisation du futur algorithme


9 avril 2020
Par Annabel QUIN
Maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud
Ancienne avocat au Barreau de Paris



Au-delà de la création de la base de données Datajust (V. A. Quin, Datajust : création d’une base de données sur l’indemnisation des préjudices corporels, Blog Altajuris International), dont la durée de vie n’excèdera pas deux ans, il est fondamental de déterminer comment l’algorithme va être utilisé. Dans cette voie, on peut tracer deux perspectives.

D’une part, l’algorithme doit être principalement utilisé, non pas dans une démarche quantitative, mais dans une démarche qualitative. En effet, dans la démarche quantitative, l’algorithme est utilisé dans un objectif de normalisation de l’indemnisation, afin de réduire les écarts observés d’une juridiction à l’autre. L’algorithme permet alors de quantifier l’allocation des dommages-intérêts, dans une approche statistique. Toutefois, cette approche est singulièrement réductrice et méconnaît les caractéristiques essentielles du domaine juridique. En effet, le domaine juridique n’est pas celui des statistiques, mais celui du raisonnement. Par exemple, il y a très peu d’intérêt à connaître le pourcentage de réussite d’une procédure, car cela ne dit rien du sort, forcément singulier, d’une action judiciaire. Certes, celle-ci a plus de chances d’échouer si le pourcentage est faible, mais pour le demandeur, la seule chose qui compte est d’obtenir gain de cause dans « son » affaire, quitte à échapper aux prévisions statistiques. Autrement dit, sa situation est singulière et ne « rentre pas » dans des statistiques. En revanche, il est important, avant d’engager une action, de pouvoir connaître des décisions comparables afin de comprendre le raisonnement des juges. Dès lors, l’algorithme ne doit pas avoir une visée statistique, mais identifiante afin de regrouper les affaires comparables. Il doit donc, à partir d’un certain nombre de critères, effectuer une opération de discernement. Car seule cette opération, de nature qualitative, permet de respecter la dimension argumentative des décisions juridiques.

D’autre part, l’algorithme doit être utilisé, non pas dans un objectif de conformité (consistant à se conformer au montant de l’indemnisation indiquée par l’algorithme, alors hissé au rang de juge-robot), mais comme point de départ pour inventer une solution juste. Cela implique de redécouvrir ce qui fait l’âme de la décision juridique et lui confère sa légitimité (et non uniquement sa légalité, laquelle résulte de l’application des règles de droit) : la Justice. Or, cette notion comporte au moins deux éléments.

D’une part, elle implique la reconnaissance des prétentions (et évidemment de l’existence) de l’autre partie, ce qui se traduit par le principe du contradictoire. C’est à partir de cette reconnaissance qu’un dialogue va pouvoir s’engager, à partir duquel les parties pourront commencer à construire les linéaments de la solution juridique. Ainsi peut-on dire, dans cette approche dialogique, que la contradiction n’est pas (simplement) une opposition de deux points de vue entre lesquels le juge devrait trancher, mais la construction, à partir de points de vue opposés, d’une solution juste.

D’autre part, la notion de justice implique une pondération/modération qui implique un équilibre (cf. l’équilibre de la balance de la justice) permettant de donner à une opposition une certaine unité, énoncée par la décision juridique. Et c’est à partir de celle-ci que chaque partie pourra, bon gré mal gré, tourner la page et s’engager dans un à-venir. Autrement dit, la solution juridique n’est pas la conformité à un modèle (pas même celui du prétendu devoir-être de la règle de droit), mais la construction d’une unité (la décision) dans la diversité (des deux parties). Voilà qui permet de dépasser la conflictualité traditionnellement attachée à la solution juridique ou judiciaire pour rejoindre un Idéal, porté par l’Union européenne (« Unie dans la diversité » étant la devise de l’Union européenne) et qui peut redonner du sens aussi bien à des victimes qu’à des professionnels de la Justice. Car c’est à eux qu’il appartient d’inventer des solutions justes à partir des règles de droit, et non de réduire la Justice à l’application servile de règles de droit. Et en retrouvant ce pouvoir créateur, ils pourraient bien éprouver le plaisir de passer « de Zéro à Un » (P. Thiel, De Zéro à Un, Comment construire le futur, éd. JCLattès, 2016). 

 

 

 





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