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Libéralités conventionnelles et vocation légale : le conjoint survivant est tenu à un « rapport spécial en moins prenant »


4 avril 2022
Par Marie POTUS
Doctorante en droit Privé à l’Université Jean Moulin LYON III



À travers deux arrêts rendus par la première chambre civile en date du 12 janvier 2022 (n° 19-25.158 et n° 20-12.232) et promis à la publication au Rapport annuel, la Cour de cassation est venue apporter quelques précisions quant à sa jurisprudence relative aux libéralités reçues du défunt par le conjoint survivant.

À l’origine des deux affaires : deux maris laissant chacun pour leur succéder une femme et deux enfants issus d’une première union. Le premier d’entre eux avait acquis, peu de temps avant son décès, un appartement avec son épouse par acte d’achat contenant un pacte tontinier. Le second avait quant à lui institué son épouse légataire à titre particulier d’une maison d’habitation, des meubles s’y trouvant et d’une certaine somme d’argent par testament authentique. Des difficultés s’élevèrent, dans chacune des deux familles, à l’occasion des opérations de partage de la succession ; aucune des épouses n’entendant rapporter les biens à la succession.

La première affaire est portée devant la Cour d’appel de Colmar qui retient que le pacte tontinier compris dans l’acte d’achat constitue une donation déguisée et ordonne, par conséquent, le rapport à la succession de la donation déguisée au profit de l’épouse. Devant la Cour de cassation, l’épouse fait cependant valoir que le conjoint n’est pas soumis au rapport successoral (article 843 du Code civil) mais à une règle spéciale d’imputation de ses libéralités sur ses droits ab intestat (en vertu de l’article 758-6 du même code).

Dans la seconde affaire, la Cour d’appel de Toulouse décide que la libéralité dont bénéficie l’épouse s’impute sur ses droits légaux d’un quart en pleine propriété. Au soutien de son pourvoi, l’épouse mécontente invoque l’article 843 alinéa 2 du Code civil en vertu duquel les legs sont présumés hors part successorale.

Il s’agissait donc, pour la Cour, de se prononcer sur la possibilité, pour le conjoint survivant, de cumuler ses droits légaux et ses droits conventionnels ; étant entendu que tout l’enjeu de la question réside dans la protection de la réserve héréditaire des descendants, laquelle pourrait être atteinte par la combinaison des droits légaux et des libéralités (dans la mesure où il n’existe pas d’action en réduction applicable au conjoint). 

Pour rejeter les deux pourvois, la Cour commence par rappeler la teneur de l’article 758-6 du Code civil. On sait en effet que depuis la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006, en présence de descendants, le conjoint survivant ne peut cumuler sa vocation légale et ses libéralités (donation entre vifs ou leg universel) qu’à la condition que ce cumul ne le conduise pas à recevoir une portion des biens supérieure à ce que la loi accorde au titre des quotités spéciales entre époux définies à l’article 1094-1 du code civil. Or pour connaitre les droits légaux exercés en toute propriété par le conjoint survivant, l’article 758-5, expressément visé par la Cour dans chacune des décisions, prévoit qu’il est nécessaire d’établir « une masse faite de tous les biens existant au décès de son époux auxquels seront réunis fictivement ceux dont il aurait disposé, soit par acte entre vifs, soit par acte testamentaire, sans dispense de rapport ». C’est pourquoi selon la Haute juridiction, il résulte, de la combinaison des deux textes, « que le conjoint survivant est tenu à un rapport spécial en moins prenant des libéralités reçues par lui du défunt dans les conditions définies à l’article 758-6 ».

Le recours à la qualification de « rapport spécial » en moins prenant permet ainsi à la Cour de souligner le caractère singulier de ce rapport des libéralités conjugales qui ne doit donc pas être confondu avec le rapport successoral. Cette distinction lui offre de conclure que les donations et legs doivent être comptés dans la masse de calcul, sans que l’article 843, qui a trait au report de droit commun, ne soit applicable. Ce qui signifie in fine que si les droits conventionnels du conjoint survivant sont inférieurs à ses droits légaux, ils pourront donner lieu à complément, tandis que s’ils leur sont supérieurs, ils ne pourront excéder l’assiette de la quotité spéciale entre époux (c’est-à-dire un quart en pleine propriété et trois quarts en usufruit, en vertu de l’article 1094-1 du Code civil).

On notera que les deux arrêts sont d’importance : c’est la première fois que la Cour de cassation se prononce sur la nature du mécanisme prévu à l’article 758-6 du Code civil. Pour autant, ce rattachement à l’institution du rapport interroge. Quelles sont les intentions de la Cour ? Souhaite-t-elle « faire ressortir la spécificité de la règle de l’imputation ou insister sur sa ressemblance avec le rapport ? ». (Pour un aperçu de la pertinence de cette qualification, voir GUIDUET-SCHIELE Q., « Le conjoint survivant et le “rapport spécial” », Dalloz actualité, 24 janvier 2022).





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