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Loi « antiterroriste » : les dérives totalitaires d’une société de la communication


17 février 2015



La loi « antiterroriste » n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a été votée dans un silence assourdissant et grâce à un consensus qui ne peut que nous interroger sur l’état de la liberté d’expression sur la scène politique.

Mais lorsque le seul critère d’évaluation des hommes politiques est leur aptitude à communiquer, plutôt que les valeurs qu’ils défendent, lorsqu’on choisit de remplacer un premier ministre qui défend la justice sociale par un premier ministre qui prône la sécurité, on ne peut guère que s’en prendre à soi. Mais cela ne doit conduire à aucune culpabilité. On sait tous que la peur est inhérente à la condition humaine. Bien ignorant serait celui qui prétendrait y échapper. Mais plutôt que de l’exploiter, peut-être faudrait-il essayer d’apprendre à la maîtriser. Car se laisser mener par ses instincts émotionnels conduit seulement à ré-agir, et non à agir, et in fine à détruire ce que l’on souhaite pourtant sincèrement préserver. Et il est d’autant plus difficile de le faire lorsque ce ne sont pas nos corps, mais nos symboles qui sont atteints : le business model aux Etats-Unis, la liberté d’expression en France… Alors, que faire pour échapper à la violence de nos émotions – et de nos réactions ? Surtout ne pas les réprimer, car ce sont elles qui expriment la vie vivante[1]. Seulement les maîtriser en essayant de penser[2]. Car penser se fait à partir de ses émotions, une fois celles-ci canalisées[3]. Si l’attentat horrible de Charlie Hebdo pouvait nous aider à penser, et même à re-penser, la liberté d’abord[4], la liberté d’expression ensuite, je crois que nous serions alors dignes d’être les héritiers des Lumières[5]. Car la crise que nous vivons aujourd’hui n’est pas une crise de la sécurité ; c’est une crise des institutions[6]. Et Georges Orwell nous avait prévenu[7]. Pourtant, ce ne sont pas les moyens juridiques qui manquent : outre les juges, la Constitution française a institué un Défenseur des droits, chargé de « veiller au respect des droits et libertés par les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics, ainsi que par tout organisme investi d’une mission de service public, ou à l’égard duquel la loi organique lui attribue des compétences. Il peut être saisi, dans les conditions prévues par la loi organique, par toute personne s’estimant lésée par le fonctionnement d’un service public ou d’un organisme visé au premier alinéa. Il peut se saisir d’office » (article 71-1 de la Constitution française). Mais le problème ne vient pas seulement des institutions ; il vient aussi des acteurs : qui se saisira de l’« arme » du droit ?

 

[1] J.-C.Guillebaud, La vie vivante, éd. Les arènes, 2011.

[2] J.Attali, Diderot ou le bonheur de penser, 2012, éd. Fayard, éd. Kindle.

[3] A.Quin, Science, neurosciences et conception de l’homme,in Neurolex sed… Dura lex, L’impact des neurosciences sur les disciplines juridiques et les autres sciences humaines : études comparées, sous la dir. De P. Larrieu, B. Roullet et C.Gavaghan, Journal de droit comparé du Pacifique, spéc. p.30, accessible sur : https://www.academia.edu/6600037/Science_neurosciences_et_conception_de_lhomme

[4] J.Attali et M.Erra, Donner du sens à la rupture pour la dépasser, in Eloge de la rupture, Mécaniques et dynamiques du changement, les Cahiers Ernst & Young, n°09/2007, éd.Autrement, spéc.p.78 ; Luc Ferry, Sartre et l’existentialisme : penser la liberté, Le figaro Editions, 2013 (livre + CD). V.égal. A.Quin, Sciences, neurosciences et conception de l’homme, art.préc.

[5] E.Kant et J.-M.Muglioni, Qu’est-ce que les Lumières ?, éd.Hatier, 2012.

[6] A.Supiot, La crise actuelle est d’abord une crise des institutions, 2013, http://www.college-de-france.fr/site/entretiens/La-crise-actuelle-est-d-abord-une-crise-des-institutions-3-.htm

[7] G.Orwell, 1984, éd.Gallimard, éd.Folio, 1972 ; G.Orwell, La ferme des animaux, éd.Gallimard, éd.Folio, 1984.

 

Annabel QUIN
Maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud
Ancienne avocate au Barreau de Paris

Mise en ligne : 17/02/2015

 





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